La non-exécution des décisions judiciaires au Tchad

Depuis ces derniers temps, de nombreuses voix se lèvent de plus en plus dans les milieux des organisations de la société civile tchadienne pour dénoncer l’inexécution des décisions judicaires. Cela remet à l’ordre du jour la question du respect de la décision de justice dans notre pays.

 « Cela fait déjà quatre ans, le gouvernement doit respecter son obligation de réparation », lit-on sur un bandereau attaché à la devanture du siège de l’Association des Victimes des Crimes du Régime de Hissène Habré (AVCRHH). Depuis plusieurs mois, les victimes de l’ancien régime manifestent quotidiennement  au siège de leur association, sis au quartier Chagoua dans le 7ème arrondissement de la ville de N’Djaména. Elles organisent des sit-in devant leur siège sis à l’avenue Pascal Yoadimnaji, pour exiger du gouvernement le paiement de leurs dommages et intérêts accordés par la justice. Pour rappel, en mars 2015, la Cour d’Appel de N’Djaména, saisie par les victimes de l’ancien régime du dictateur Hissène Habré, a condamné 20 anciens agents de renseignement de la Direction de la Documentation et de la Sécurité (DDS), dont sept à perpétuité, pour assassinats, tortures, séquestrations et détentions arbitraires et autres crimes graves. Cet arrêt enjoint aussi aux condamnés de verser 75 milliards de francs CFA à titre de dommages et intérêts aux 7 000 victimes, dont la moitié doit être payée par l’Etat tchadien, leur employeur. Le gouvernement n’a toujours pas exécuté cette sentence de justice. Ce n’est pas tout. 

Des immixtions dans l’appareil judiciaire

Dans un communiqué de presse n°028/SMT/SG/19 daté du 17 octobre 2019, le Syndicat des Magistrats du Tchad (SMT) a fait état des ingérences manifestes de la chancellerie sur le cours normal de la justice. « Le cas le plus rocambolesque et emblématique s’est produit au tribunal de grande instance de N’Djaména où les condamnés ont été libérés au grand jour devant un public médusé »,  souligne le document. Par ailleurs, le président de la République a aussi, lui-même, relevé ces « libérations illégales » dans son discours de clôture des assises de la 4ème édition de la Conférence des Gouverneurs tenue du 3 au 4 octobre 2019 à Abéché. « Il est regrettable de constater que par les libérations illégales (…) la Justice est en train de perdre son âme et sa crédibilité », a déploré Idriss Déby Itno.

L’inexécution des décisions judiciaires est fréquente au Tchad. Elle est due, soit au zèle des agents, soit aux ingérences des autorités administratives, politiques et militaires dans les affaires judiciaires. « Déjà difficile à exécuter, souligne le rapport du ministère de la Justice, quand la partie qui succombe est une personne privée influente, les décisions judiciaires sont pratiquement impossibles à exécuter, quand cette partie est une société dans laquelle l’Etat est actionnaire ou quand elle est un établissement public. A cela, s’ajoute l’usage abusif du sursis à exécution qui n’est rien d’autre qu’un moyen de contournement de l’exécution », a rapporté Djimtola Nelly dans sa communication publiée dans les Actes du colloque du CEFOD organisé du 3 au 7 décembre 2011 à N’Djaména, dont le titre est : « 50 ans de gouvernances au Tchad : Etat des lieux et perspectives ». 

L’exécution des jugements incombe au chef de l’Etat

Selon l’article 149 de la Constitution tchadienne du 04 mai 2018, au Tchad, « la justice est rendue au nom du peuple tchadien ». Cela suppose que le peuple incarne le pouvoir judiciaire. L’article 148 de cette loi fondamentale précise que « le pouvoir judiciaire est le garant des libertés et de la propriété individuelle ». En tant que gardienne des libertés individuelles, « la justice veille au respect des droits fondamentaux » (Cf. alinéa 1). En ce sens, lorsque les droits fondamentaux des citoyens sont bafoués ou leurs libertés, confisquées, le pouvoir judiciaire doit sanctionner les coupables conformément à la loi en vigueur. Pour ce faire, les victimes peuvent alors saisir la juridiction compétente en vue d’une réparation des préjudices subis. Les juridictions judiciaires sont compétentes pour juger les différends entre les individus ; tandis que celles administratives s’occupent des différends entre les citoyens et les collectivités territoriales, les établissements publics et les organismes de mission de services publics. Mais, lorsque les décisions sont prononcées, le justiciable qui obtient gain de cause doit entrer effectivement dans ses droits. Ne pouvant garantir, par lui-même, l’exécution des décisions judiciaires, le peuple concède ce pouvoir au président de la République élu au suffrage universel direct au scrutin uninominal majoritaire à deux tours. Il est donc devenu, grâce à ce choix populaire, l’élu de tous les Tchadiens. A ce titre, le chef de l’Etat veille à l’exécution des décisions de justice (Cf. art. 150 de la Constitution). 

La décision, rendue par la justice, vise à rétablir l’ordre au sein de la société. En fait, la justice ne peut véritablement assurer son rôle que lorsque ses décisions sont respectées. En d’autres termes, une justice n’a de sens que si les décisions sont exécutées. Autrement dit, lorsque la partie qui succombe au procès exécute le jugement. Or, force est de constater que le gouvernement tchadien qui a été pourtant condamné à verser des dommages et intérêts aux victimes de la DDS, n’a pas assuré son obligation. Cela a poussé les organisations de la société civile tchadienne à monter au créneau pour exprimer leur ras-le-bol par rapport à l’inexécution des décisions judiciaires. Les sit-in organisés par les membres de l’AVCRHH sur l’avenue Yoadimnaji  pour réclamer leurs indemnisations ont perturbé la circulation normale et mis à mal les usagers de ce tronçon incontournable pour des milliers de N’Djaménois d’atteindre le centre ville. 

L’Etat doit s’incliner devant la justice

Il est paradoxal de constater que les décisions judiciaires ne sont pas respectées par le gouvernement qui est censé garantir l’exécution des jugements. Puisque, selon l’article 84 de la Constitution, le président de la République est le chef du gouvernement et de l’administration, il lui revient de s’exécuter devant la décision de justice. Un adage bien connu recommande : « avant d’enlever la paille de l’œil de ton voisin, retire la poutre qui est dans le tien ». Le chef de l’Etat doit donner l’exemple, en ordonnant le paiement intégral des dommages intérêts aux victimes des crimes du régime de Hissène Habré avant d’interpeller le personnel de la justice sur les pratiques qui sapent l’autorité de la chose jugée. Certes, le pouvoir judiciaire est indépendant du pouvoir exécutif. Mais, en tant chef de l’administration, le président de la République nomme les agents aux hautes fonctions civiles et militaires et met fin à leurs fonctions. Il doit user de ces prérogatives pour garantir l’exécution des décisions judiciaires en relevant de leurs postes tous ceux qui entravent l’application des jugements. Chacun doit également répondre de son acte devant la justice étatique. Ce sera un signal fort qui dissuadera toute personne qui tentera, en usant de sa fonction, de bloquer l’exécution des décisions par  voie d’huissier. Dans un Etat de droit, la décision de justice doit s’appliquer aussi bien au citoyen ordinaire qu’à l’administration.

Alphonse Dokalyo